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Bonne

Nouv.elle

!

— La parole inclusive du dimanche,
Du premier dimanche de l’Avent au dimanche de Pâques, un.e invité.e nous donne à entendre l’homélie dominicale.

S4 Episode 14

19/02/2023 – 7e dimanche du temps ordinaire

Lecture de l’évangile : Eloïse

Homélie : Kévin Buton-Maquet

Et sur Anchor.fm, Spotify ou d’autres plateformes de podcasts.

Textes du jour

Lv 19, 1-2, 17-18
Ps 102
1 Co 3, 16-23
Mt 5, 38-48
(Lire les textes sur aelf.org)

Le texte de l’homélie

« Vous avez entendu qu’il a été dit : Œil pour œil et dent pour dent. Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant. Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent. ». Ces versets sont construits comme une série d’oppositions : « On vous a dit que… Et moi je vous dis que… » : d’un côté la morale sociale, courante, habituelle, et de l’autre un appel à une morale brisant les cadres, paradoxale sans doute, impossible peut-être, mais libre et grande. Cet appel, voici comment je l’ai entendu pour la première fois. J’étais alors en stage commando avec mes camarades saint-cyriens sur les abords de Mont-Louis. Le sort avait voulu que notre brigade écope d’un capitaine qui avait un compte à régler avec Saint-Cyr qui n’avait pas voulu de lui. Nous marchions toute la nuit d’un sommet à un autre, sans dormir. La journée, nous enchaînions avec nos activités : parcours d’obstacle, mise en œuvre d’explosifs, manœuvres tactiques… Puis c’était la nuit de nouveau, et la longue marche reprenait. La première semaine, nous ne dormîmes qu’une vingtaine de minutes.
Au bout de quelques semaines, nos organismes commencèrent à lâcher. La fatigue brisa la jambe de l’un des nôtres : elle se cassa net lors de l’une de ces marches silencieuses. Le lendemain, notre capitaine nous prît au lever du soleil et nous fit descendre en rappel la paroi de la forteresse. Il refusait de vérifier la solidité du nœud qui nous retenait au baudrier, alors que le manque de sommeil nous empêchait de penser clairement. L’un des liens se défît et un camarade chuta de toute la hauteur du mur. Il fut miraculeusement sauvé en s’écrasant sur son sac, dans un choc tel qu’il plia son fusil d’assaut, et surtout grâce à l’intervention de son camarade de rappel qui tenta de ralentir la corde avec ses mains. Celui-ci eut les deux mains entièrement brûlées et dû renoncer au stage, mais il lui sauva la vie. Après une nouvelle nuit sans sommeil, le capitaine nous prît au lever du soleil et nous envoya courir avec l’équipement complet. Un gaillard s’effondra à mi-course, victime d’un arrêt cardiaque.
Face à ce que je tenais pour de l’acharnement et du sadisme, je sentais dans ma gorge le goût amer de la vengeance. Mais un dimanche, alors que se levait une nouvelle aurore sur une nuit blanche, avec une nouvelle journée qu’il allait falloir charger, nous reçûmes la visite de l’aumônier pour la messe. Devant la vingtaine de corps encore valides, qui se tenaient debout dans l’herbe prise par le gel, tout secs et amaigris dans leurs treillis trop larges, le prêtre nous parla de la prière pour les persécuteurs. Prier sincèrement pour celui qui te veux du mal, et qui n’a aucune intention de se repentir, je sentis bien qu’il y avait là quelque chose qui m’était impossible ; il y fallait quelque chose comme un abandon à Dieu, un renoncement insensé à tout ce qui tient de la logique humaine. Si certains parmi nous dans cette plaine blanchie pardonnèrent ce matin-là, ce geste n’avait rien à voir avec ce capitaine, dont la responsabilité demeurait entière. C’était une réponse à Dieu et non aux hommes, une réponse pleine de fièvre sans doute, pour nous qui ne dormions plus depuis des jours, mais une réponse qui dissipa pour ma part tout ressentiment et m’apporta la paix. En effet, j’ai entendu ce matin-là, à travers le discours du prêtre, un appel prononcé par un prophète juif il y a bien longtemps : un appel destiné à d’autres oreilles que les miennes et qui pourtant me semblait éclairer parfaitement le sens de mon existence. À travers les mots de ce prêtre disais-je, et peut-être un peu aussi contre eux. Car je n’ignorais pas que celui qui me recommandait de prier pour mon capitaine était aussi, par son statut d’aumônier militaire, partie prenante d’une institution qui fermait les yeux sur ce genre d’abus. Ce n’est pas au bourreau d’appeler sa victime à la clémence. Je ne sais pas quelle était l’intention de ce prêtre en nous citant le cinquième chapitre de l’évangile de Matthieu, pourtant, malgré ce que les hommes peuvent faire aux paroles brûlantes des prophètes pour les détourner à leur profit, j’ai ressenti la chaleur de cette parole sous la matière calcifiée – comme les braises restées vives sous la cendre endormie.
Mais je n’ai pas tout dit. J’ai dit qu’il était libérateur de prier pour ses persécuteurs. Mais les Écritures sont comme ces tiroirs dont on ne découvre le double fond que lorsqu’il est bien tard. S’il est bon d’apprendre à reconnaître et nommer le persécuteur, fut-ce pour lui pardonner, il est sage de reconnaître sa part d’ombre. À Saint-Cyr, les femmes étaient victimes d’un ostracisme collectif, de sorte que la moitié de la section ne leur adressait pas la parole, fut-ce pour leur transmettre les consignes. Je ne compris que bien plus tard que ce silence de mort qui entourait les femmes n’était pas la marque d’une timidité excessive de certains Saint-Cyriens, mais une stratégie visant à les exclure de la vie de la section. Ces femmes, qui voulaient servir leur pays, nous les appelions les « grosses », nous leur interdisions l’accès aux armes de mêlée, tenues pour plus prestigieuses, étant entendu qu’il ne devait s’agir pour elles que d’une parenthèse avant leur mariage. Certes, je ne participais ni à ce harcèlement par mutisme, ni au reste, mais qu’avais-je fait pour l’empêcher ?
En songeant au temps qu’il me fallût pour comprendre le sexisme qui prévalait à Saint-Cyr, je songe à ce poème de Maurice Maeterlinck : « J’ai cherché trente ans, mes sœurs, où s’est-il caché ! J’ai marché trente ans, mes sœurs, sans m’en approcher. » J’ai marché trente ans, mes sœurs, et ne me suis souvenu qu’hier que le camarade qui avait retenu la corde et sauvé son frère d’armes, c’était une femme ; et ses mains jointes autour de la corde qui la brûlait, étaient peut-être sa prière pour son persécuteur.
Ces quelques mots sur l’évangile du jour sont dédiés à cette femme et à toutes celles qui, comme elle, ont perdu leurs mains et jusqu’à leur corps entier parce qu’elles ont cru, envers et contre tous, que l’amour est plus fort que la violence. Regardez leurs mains, regardez leurs mains brûlées : à cet instant ces mains portent les stigmates du Christ.

Kévin Buton-Maquet

Kévin Buton-Maquet a trente-sept ans, il est marié et père de deux jeunes enfants. Après avoir longtemps hésité entre le rouge et le noir, c’est-à-dire entre la carrière des armes (il est diplômé de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr) et le service dans l’Eglise, il a finalement opté pour la seconde solution. Il est à présent pasteur suffragant dans l’Union des Eglises Protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL).